De quoi en rendre jaloux plus d’un, et plus encore
un frère. Mais entre eux, c’est à la
vie à la mort. Ils s’adorent. Andreï est
fier de son grand frère si beau qui sera un jour
une star, il n’en doute pas. Pour le moment, il le
soutient, l’écoute, le conseille autant qu’il
le peut. Lorsque Sacha a des nouvelles, bonnes ou mauvaises,
c’est près d'Andreï qu’il va faire
exploser sa joie ou déverser ses rancœurs.
Cœur de rocker
Sacha connaît bien les habitudes de son frère
et il est sûr de le trouver avec ses amis dans le
petit bar à côté de l’université.
Il faut qu’il lui parle. Mais à peine arrivé,
il s’arrête net dans son élan. La jeune
femme, là, à côté d'Andreï,
il ne l’a jamais vue. Mon Dieu, qu’elle est
belle… Qui est-ce ? Timide tout à coup, il
n’ose pas s’approcher. Et pourtant l’occasion
est rêvée. Troublé, il s’éloigne.
Il faut qu’il reprenne ses esprits. Il regagne fébrilement
sa petite chambre de la cité universitaire. Il va
attendre son frère. Il veut tout savoir sur cette
inconnue. Il prend sa guitare, cherche un air, une ballade
qu’il pourrait lui jouer. Lorsque Andreï rentre,
il est tard et Sacha est encore là à composer
sur sa guitare une chanson d’amour. Il n’a même
pas pris le temps de dîner. À peine son frère
est-il arrivé qu'il le bombarde de questions.
« Qui est cette fille avec qui tu parlais en sortant
de la fac ? Comment s’appelle-t-elle ? Comment faire
pour la rencontrer, lui parler ? Où vit-elle ?
» Andreï n’en revient pas. Ce frère
qui a toutes les femmes à ses pieds, d’habitude
si sûr de lui, serait-il en train de tomber amoureux
? « Elle s’appelle Ksénia et elle
vit dans les quartiers chics de Magadan. C’est vrai,
elle est très jolie, mais elle a aussi beaucoup de
soupirants », ne peut-il s’empêcher
de l’avertir.
« Donne-moi son adresse, je dois aller la voir
et lui dire que je l’aime. » Andreï
éclate de rire. « Tu vas faire comment
? Te mettre sous sa fenêtre et lui avouer ton amour
en lui récitant un poème ? » se
moque-t-il gentiment.
« Eh bien oui, c’est une excellente idée.
Je vais aller lui avouer ma flamme sous sa fenêtre.
» Eberlué par tant d’ardeur, Andreï
répond alors de bon cœur à toutes les
questions que lui pose son frère sur la jeune fille.
Il le met en garde aussi. « Ne te fais pas trop d’illusions.
C’est une princesse. Elle est issue d’une famille
riche de Magadan. Et toi, tu viens d’un petit village
de la Kolyma avec pour seule richesse ta musique. »
La déclaration
Sacha hausse les épaules. Et l’amour dans tout
ça ? Rien n'entamera sa volonté de séduire
la belle Ksénia. Après avoir harcelé
Andreï avec ses questions et soigneusement préparé
sa déclaration, il se décide enfin à
entrer dans la vie de la jeune fille. Un beau soir, il prend
son courage à deux mains et se rend à l’adresse
donnée par son frère. Il ramasse quelques
cailloux sur le chemin et saute par-dessus la barrière.
La lumière est allumée. Elle est là.
Il lance les pierres contre la vitre. Son cœur bat
à toute allure. Il tremble. Aurait-il froid ? Et
si elle n’ouvrait pas sa fenêtre ? Si elle ne
le prenait pas au sérieux ? Mille questions l’assaillent.
Il doute de lui. Mais après quelques interminables
minutes, la fenêtre s’entrouvre et laisse passer
la jolie tête blonde. Ksénia est là,
surprise, mais elle lui sourit. Est-ce un encouragement
? Il inspire une bonne fois, imagine qu’il est sur
scène et se lance. Après tout, il faut savoir
prendre des risques dans la vie. Ksénia écoute
ce beau brun ténébreux, tout de noir vêtu,
qui lui révèle son amour. Elle semble émue,
touchée par ses paroles simples qui ont l’air
sincère. Il faut du cran pour venir ainsi par –20
° C déclarer sa flamme à une inconnue.
Mais que faire maintenant ? Ksénia hésite.
Ils ne peuvent pas se parler très longtemps à
la fenêtre. Il fait froid et ses parents pourraient
les entendre. La jeune fille est curieuse et, il faut bien
l’avouer, déjà un peu séduite.
Bizarrement, elle se sent en confiance. Elle a envie de
mieux connaître ce garçon qui ne manque ni
de charme ni de culot. Et puis c’est le frère
d’Andreï. La maison n’est pas très
haute. Ksénia aide le jeune homme à grimper.
Sacha saute lestement dans la chambre et ils se retrouvent
face à face. Le jeune homme ose à peine regarder
Ksénia. Elle ne sait plus quoi dire. Elle n’a
pas peur, mais était-ce une bonne idée de
le faire monter ? Sacha lève la tête. Ksénia
aussi. Leurs yeux se croisent à nouveau. Le rouge
leur monte aux joues. Ksénia sourit et, sans se concerter,
tous deux éclatent de rire. La situation semble si
ridicule. En tout cas la glace est brisée. Sacha
raconte à la jeune fille tout ce qu’elle veut
savoir. Son enfance à Dukat, petit village sur la
route de la Kolyma. Ses parents divorcés, ses deux
frères qu’il adore. Sa passion pour la musique.
Son rêve de devenir un jour musicien de rock. Ses
premiers concerts. Ses études de mathématique
pour faire plaisir à sa mère. Il ne lui cache
rien. Il veut tout dire de lui et tout connaître d’elle.
Il est tard lorsqu’il quitte la chambre. En partant,
il lui effleure la main. Il est fou… fou de joie.
Il saute en l’air, a envie de hurler son bonheur,
d’embrasser les gens dans la rue, de réveiller
son frère pour tout lui raconter. Oui, ils vont se
revoir. Demain soir, à la même heure.
Le cœur a ses raisons…
Voilà trois mois qu’il grimpe presque chaque
soir dans la chambre de Ksénia. Trois mois qu’ils
se parlent, qu’ils rient, qu’ils tremblent aussi
de réveiller la maisonnée. Leurs épaules
se touchent parfois, leurs mains se frôlent, leurs
yeux se dévorent. Le beau rocker et la petite fille
riche s’aiment. Ils le savent maintenant. Ils ne peuvent
pas vivre l’un sans l’autre. Et ce soir, Sacha
a enfin eu le courage de l’embrasser. Ils sont heureux.
Ils sont si bien ensemble. Seul Andreï et quelques
amis proches connaissent leur secret.
Mais un soir, alors que comme d’habitude Sacha a rejoint
Ksénia, la porte de la chambre s’ouvre brutalement.
Il est 1h00 du matin. Les amoureux sont blottis l’un
contre l’autre. Le père de Ksénia se
dresse devant eux. Furieux. Qui est ce ? Que fait-il là
? Il intime à Sacha l’ordre de partir immédiatement.
« Quant à toi, Ksénia, on en parlera
demain. »
Pas question de se démonter, ni de renoncer. Ksénia
explique à ses parents qu’elle aime ce garçon,
qu’il est l’homme de sa vie. Elle le leur impose
tant bien que mal. Ils restent persuadés qu’il
ne l’aime que par intérêt mais le reçoivent
chez eux. Sacha soigne son look de rocker à chaque
visite. Il n’est pas question qu’il joue au
jeune homme de bonne famille. Qu’ils l’acceptent
comme il est et comme leur fille l’aime ! Pas question
non plus de leur mentir sur ce qu’il veut être.
Certainement pas un professeur de mathématiques.
À la terrible question : " Quel avenir pourrez-vous
donner à notre fille ? ", Sacha ne ment
pas. Il veut rester honnête vis-à-vis d’eux
et surtout de Ksénia. Son avenir est incertain, il
le sait. Non, il n’est pas sûr de pouvoir offrir
à leur fille tout ce à quoi elle est habituée.
Mais il ne renoncera pas pour elle à cette carrière
dont il rêve depuis si longtemps. Pour les parents,
tous les arguments sont bons pour tenter d'ouvrir les yeux
de leur fille. « Tu l’aimes, certes. Mais
dans cinq ans, dans dix ans, quand la routine se sera installée,
qu’il sera absent une partie de l’année,
que tu auras du mal à joindre les deux bouts, qu’en
sera-t-il de votre amour ? » Ksénia ne
lâche pas prise. Plus ses parents s’opposent
et conspirent contre son couple, plus elle s’accroche.
Mais un jour, ils lancent un ultimatum aux jeunes gens,
qui sont alors ensemble depuis deux ans. « Vous
devez vous marier ou vous séparer. » Ksénia
est prête à se lancer dans cette aventure,
mais pas Sacha. Du haut de ses 22 ans, il sait, lui, ce
qui est important ! Un musicien ne se marie pas. Un musicien
est un homme libre qui se doit à son public, à
ses fans. Une femme ne peut pas influencer sa vie. Pourtant,
Sacha est fou amoureux ! Que d’incompréhension
entre deux mondes qui s’opposent ! Ksénia,
elle non plus, ne comprend pas ce refus. Elle est désemparée.
« Mais pourquoi ? Nous nous aimons. Si tu n’es
pas prêt pour le mariage, vivons ensemble. Montrons-leur
de quoi nous sommes capables et que ce n’est pas pour
leur argent que tu m’aimes. On se débrouillera.
Je trouverai un petit boulot. »
Sacha est surpris par cette proposition, mais l'accepte.
Les jeunes gens s’installent dans une petite chambre
sans confort. Un lit, une table, les toilettes sur le palier.
Ksénia joue les femmes d’intérieur et
tente d’installer leur nid d’amour aussi bien
qu’elle le peut. Ils sont enfin ensemble jour et nuit.
Elle écoute amoureusement Sacha gratter sa guitare,
composer ses chansons. Il n’y a que les voisins pour
ne pas apprécier sa musique à toute heure
du jour et de la nuit !
Amour, toujours ?
Insidieusement, les parents de Ksénia reviennent
à la charge. « Est-ce cela, la vie dont
tu rêves ? Vivre dans cette pièce sans confort
avec un homme instable qui refuse de s’engager ? »
Ils lui promettent, si elle le quitte, de garantir son indépendance
en lui achetant un appartement. Le doute s’installe
dans l’esprit de Ksénia. Sacha reste buté.
Il est honnête avec elle : « Je ne peux
pas t’offrir cette existence-là. Le style de
vie d’un artiste ne peut pas s’accorder avec
une femme et plus tard des enfants. » Après
une longue discussion sans heurts ni colère, elle
le quitte. À quoi bon insister ? Ils ne voient pas
la vie de la même manière. Ses parents ont
sans doute raison.
Le cœur en lambeaux, Ksénia emménage
dans ce bel appartement que ses parents lui avaient promis.
Elle a de nouveaux prétendants. Sacha une nouvelle
maîtresse, qu’il n’aime pas. Il a trouvé
un travail dans une entreprise de transport d’or et
gagne bien sa vie. Lorsque, pour la fête des Femmes,
le 8 mars, son patron offre à toutes les salariées
de la société et aux épouses des employés
un joli coffret de parfum, il donne le sien à Ksénia.
Toutes ses pensées vont vers elle. Et pourtant, il
s’entête. De son côté, Ksénia
espère toujours qu’il reviendra, qu’il
comprendra qu’ils ne peuvent pas vivre l’un
sans l’autre. Qu’il changera d’avis et
finira par l’épouser.
Pourtant la jeune fille sent qu’elle doit couper les
ponts définitivement. Cette situation ne peut pas
durer. Alors elle décide de partir, d’aller
à Moscou où une partie de sa famille est installée.
Elle va reprendre sa vie à zéro. Dans l’aéroport,
en embrassant ses parents, elle espère encore que
Sacha l’empêchera de partir. Mais, seul dans
sa chambre, il reste persuadé que rien ne pourra
la retenir.
Après le temps des regrets
Le temps s’est arrêté. Ksénia
est partie. Plus rien n’a d’importance. Sacha
accumule les conquêtes et ne pense qu’à
elle. Elle a quitté Magadan depuis deux ans et il
l’aime comme au premier jour. Il devient fou lorsqu’il
apprend qu’elle s'est mariée, qu’elle
est heureuse. Mais pourquoi a-t-il été aussi
stupide, aussi égoïste, aussi immature ? Pourquoi
est-ce seulement maintenant qu’il réalise qu'il
est prêt à tout pour cette femme ? Quelle fierté
ridicule l’a poussé à refuser ce mariage
! Elle est tout pour lui, il le sait maintenant. Mais c’est
trop tard. Est-ce vraiment trop tard ? Elle a tout ce qu’elle
désire à Moscou, il le sait. Mais ce bonheur
affiché est-il sincère ?
Aujourd’hui Sacha a 26 ans. Il a mûri et sa
décision est prise. Il doit aller à Moscou.
Il ne veut pas faire de mal à Ksénia, ni détruire
ce qu’elle a construit avec un autre homme, par sa
faute. Il veut juste savoir si elle est vraiment heureuse.
Et peut-être lui montrer qu’il est capable de
lui offrir la vie qu’elle veut, de l’aimer comme
elle le mérite, si elle le souhaite.
À l’aéroport de Magadan, Olga et Andreï
serrent Sacha sur leur cœur. « Fais attention
à toi, sois prudent. Et bonne chance. »
Ils restent là un long moment à regarder l’avion
s’envoler. Sacha est parti. Sacha a choisi.
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